Henri TOURNELLE (Jules-Henri LEFÈVRE)

Divers poèmes de Henri TOURNELLE
(Écrivain, chansonnier et poète du Borinage)


Lettre de soldat
(À mon frère - Avril 1917)


I

Je vous écris ces quelques mots,
Me servant de mon sac à dos
Comme pupitre.
Le canon qui gronde tout près
Semble mettre des points après
Chaque chapitre.



La lune éclaire, à demi,
Mes camarades endormis
Dans la tranchée.
Et la sentinelle, à l'affût,
Guette dans l'horizon confus
La mort cachée.

II

Votre portrait m'est parvenu,
Je ne t'avais pas reconnu
Mon pauvre père.
Hélas ! tes cheveux ont blanchi
Et ta grande taille a fléchi
Depuis la guerre !
Et vous, maman que je chéris,
Je vois votre cruel souci,
Votre détresse,
Dans les rides de votre front
Et dans vos yeux si doux qui sont
Pleins de tristesse.

III
Je sais que vous souffrez là-bas;
Je sais vos tourments, vos tracas,
Votre martyre.
Je sais que sous un joug odieux,
Vous restez fiers et courageux,
Je vous admire.
Par des monstres de cruauté
Notre pays est dévasté,
Pauvre Belgique !
Mais son petit peuple insoumis
Garde pure de compromis
Sa gloire antique.

IV

Mon camarade le plus cher
À mes pieds est tombé hier,
Dans la bataille,
Tandis que nous nous élancions
À l'assaut, comme des lions,
Sous la mitraille.
Il laisse une femme, un enfant,
Dans ce nid jadis si charmant
Quelles alarmes !
Il est mort en disant leurs noms
Et de ses deux grands yeux si bons
Coulaient des larmes.

V

Tu brises les plus doux liens,
Tu prends aux enfants leurs soutiens
O triste guerre !
Quand finiront les temps maudits
Où la mort emporte le fils
Avant le père ?
Quand donc nous retrouverons-nous
Rassemblés au foyer si doux
De ma jeunesse ?
En attendant ces jours heureux,
Je vous embrasse, tous les deux,
Avec tendresse.



Berceuse tragique
(À Mme Francis POMMEROLE - Octobre 1917)


I

Fais dodo, mon petit enfant,
Auprès du foyer vide.
C'est l'hiver et la nuit descend
Dans la chaumière humide.
Je n'ai que mon cœur et mes bras
Pour unique richesse...
Fais dodo, mon cher petit gars,
Bercé par mes caresses.



II

La bise fait rage dehors,
Sans bruit la neige tombe.
Je pense à ton père qui dort
Dans une froide tombe.
Hélas ! la guerre nous l'a pris
Pour ne plus nous le rendre...
Fais dodo, mon ange chéri,
Tu ne peux pas comprendre.

III

Le canon, qui jette là-bas
Son grondement de haine,
En mon cœur, vient sonner le glas
Et raviver ma peine.
N'écoute pas, mon bien-aimé,
Ces armes tyranniques...
Fais dodo, ton rêve est charmé
De chansons angéliques.

IV

Je souffre de faim et de froid,
La fièvre me dévore;
Mon cœur est glacé par l'effroi,
Cher mignon que j'adore,
Lorsque je pense que demain
Tu seras seul au monde...
Fais dodo, mon doux chérubin,
Bel ange à tête blonde.

V

Hélas ! tu n'auras point reçu
Les caresses d'un père;
Il est mort sans t'avoir connu,
Sur la terre étrangère,
Et sa voix m'appelle au tombeau.
Mon enfant, je te quitte...
Je meurs... mon bébé... fais dodo...
O Guerre... sois maudite !



N'oubliez pas
(Au camarade Octave PLACE - Novembre 1918)


I

La Paix heureuse est enfin revenue.
Nos fiers soldats ont chassé l'oppresseur,
Et, du canon, la grande voix s'est tue.
Un chant joyeux s'élève de nos cœurs...
Mais, dans le champ de martyre et de gloire,
À tout jamais, des hommes sont couchés.
Ils n'ont pas vu l'aube de la Victoire
La Guerre, hélas ! trop tôt les a fauchés.
N'oubliez pas, en ces beaux jours de gloire,
Tous les héros qui sont tombés pour nous.
Honorez leur courage, honorez leur mémoire.
Honorez-les tous à genoux.



II

Près du foyer, s'assemble la famille,
Que si longtemps la Guerre a séparé,
Et la gaîté, dans les regards, pétille
En célébrant le bonheur retrouvé...
Mais, près de là, une famille pleure
Et des bambins réclament leur papa.
La mère souffre, en la sombre demeure,
Car elle sait qu'il ne reviendra pas.

N'oubliez pas, en ces jours de liesse,
La mère en pleurs, les enfants orphelins.
Soulagez leur misère, soulagez leur détresse,
Soulagez-les, soyez humains.

III

Deux fiancés dans le sentier s'avancent;
En souriant, ils parlent tour à tour.
Ils sont heureux et pleins de confiance
En l'avenir qui resplendit d'amour...
À côté d'eux, deux vieux à tête blanche,
Le cœur serré, regardent les amants,
Et un frisson passe à leur front qui penche;
Leur fils est mort, là-bas, en combattant.

N'oubliez pas, en ces jours d'espérance,
Les vieux parents qui ont perdu l'espoir
Respectez leurs alarmes, respectez leur souffrance
Respectez-les, c'est le devoir.

Source: Henri TOURNELLE, "Ritournelles. Chansonnettes, Monologues, Chansons, Récits, Duos Français Wallons"
Illustrations: Marius CARION (peintre)
Photo de Henri TOURNELLE trouvée sur le site Jemappes.be